L'ellipse des vendanges

Le cinéma nous a habitué à condenser les moments les plus intenses de la vie et nous fournit quotidiennement si nous le souhaitons  cette illusion, de pouvoir vivre en deux heures ce qui n'arrive parfois même pas dans une existence. Avant lui, la littérature avait initié ces raccourcis et même Proust qui nous donne le passé dans ses détails les plus précis, a finalement choisi de ne décortiquer que quelques moments clés en donnant faussement le sentiment de les dilater. Dans les faits, l'art résume, condense, il sublime en simplifiant, il est art précisément grâce à cela. Percevoir une ville en ne montrant que ses contours, un visage en n'esquissant que ses traits distinctifs, un paysage en ne laissant paraître que son ambiance, tels sont les artifices qui nous permettent  d'accéder à la représentation de l'entièreté des choses ou des phénomènes.

 

Les vendanges sont ainsi un peu le seul témoignage public de l'histoire d'un millésime.

Les vendanges sont dans l'esprit de l'amateur la métaphore de la totalité du travail viticole . On est même parfois conduit à prendre les vendanges pour ce qu'elles ne sont plus : un moment de fête alors qu'elles sont l'étape ultime qui demande le plus de concentration et des décisions prises dans l'urgence. La plupart du temps, ce ne sont pourtant plus que des histoires de machines à laver, à graisser, à nettoyer, de soucis de pannes à régler jamais au bon moment, d'erreurs dues à la fatigue.

Les vendanges,quand elles sont manuelles,  occasionnent une grande débauche d'énergie pour canaliser la troupe, éviter les pertes de temps et faire respecter les consignes de tri; il faut veiller à la motivation des vendangeurs, les soutenir par de petites attentions, les encourager et parfois les admonester quand la vigilance retombe et que la sélection des grappes devient approximative.

 

C'est lors des vendanges que les grandes surfaces lancent leur foires, aux vins ,  c'est lors des vendanges que les journalistes visitent les propriétés. L'image d'Epinal est encore tenace comme si ce concentré d'action était à la viticulture ce que le cinéma ou la littérature sont à la vie. Et pourtant tout se dessine bien avant depuis l'hiver où l'on taille patiemment, pied par pied au cours de longues journées monotones, en passant par le printemps avec son effusion de vitalité et toutes ces opérations irréalisables simultanément et qu'il faut pourtant mener à bien coûte que coûte, jusqu'à l'été ou la vigilance ne doit pas faiblir sous peine de voir arriver les vendanges avec angoisse à cause de maladies mal maîtrisées ou d'un effeuillage incomplet.

Et l'on oublie toutes les activités annexes du vigneron, la vente, le suivi administratif, la prospective et la prospection, le suivi agronomique des parcelles, la vie syndicale, la gestion du matériel et celle du personnel.

 

Les vendanges sont en somme une fable, une histoire que l'on se plaît à raconter, à écrire ou à filmer mais qui n'est pas plus que le cinéma le reflet du quotidien quand bien même il le décrirait. Les vendanges sont comme la rentrée des classes, le baccalauréat, les grèves, les sommets internationaux, les inondations ou les festivals de l'été un bon marronnier pour les journalistes.

 

Ne nous plaignons pas nous vignerons puisque les projecteurs sont braqués sur nous une fois par an. Mais le mythe n'efface pas la réalité. Il faut un an pour faire le raisin.

 

Voilà pourquoi je parlais d'ellipse dans le titre, parce qu'il ne faut pas se laisser abuser par les images d'Epinal . Le temps biologique est continu, contrairement à l'ellipse qui n'est qu'une ponctuation. Il y a bien encore des fêtes pour marquer la fin des vendanges, les "acabailles" qui lorsque tout est fini permettent de se relâcher et de vivre un bon moment court et intense.

Cette ellipse là, personne ne veut y renoncer.

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