Se réconcilier avec ses mains

Un ancien ouvrier travaillant à la propriété et qui avait à côté un autre métier, avait pour habitude de travailler dès qu'il le pouvait avec des gants et détestait se salir les mains. Il m'avait avoué à demi-mot que l'activité viticole lui semblait peu prestigieuse et qu'avoir les mains abîmées par les tanins ou la graisse trahiraient son statut au yeux de ses relations.

Cela me semble résumer l'état d'esprit qui règne encore dans notre société et dont le confinement a révélé l'effet pervers. Nous n'aimons pas travailler avec nos mains et ce sont celles de personnes étrangères qui font à notre place les métiers salissants. Une épidémie et le roi est nu.

Plus largement, le dogme du progrès par la science  véhiculé par l'école républicaine et les théories d'Auguste Comte a accompagné l'exode rurale, la mécanisation de l'agriculture et la recherche de la diminution de la pénibilité tout autant que l'augmentation du rendement de la main d'oeuvre. Si l'intelligence permet de construire des machines alors c'est elle que l'on valorise, c'est elle qui récolte les plus beaux salaires. Les métiers manuels liés aussi à un passé de souffrance, de disettes et de vieillissement prématuré dans les époques précédentes  ont eu peu d'arguments pour convaincre les plus doués de s'y adonner. A la campagne même, l'arrivée des moissonneuses, des tracteurs, des tronçonneuses a effectivement apporté un mieux-être. 

Nous connaissons bien cette histoire car chaque famille l'a vécue depuis quelques générations avec un léger décalage d'une région à l'autre. Il n'en reste pas moins qu'elle mérite d'être interrogée surtout  lorsqu'elle aboutit à l'impasse écologique actuelle . Si le passé s'explique bien, en revanche le présent peut et doit infléchir cette vision de l'activité manuelle.

Tout d'abord pourquoi la compétence scolaire serait elle plus valorisée que la pénibilité ? Au moment d'être soigné dans les hôpitaux, les malades du covid soulevés plusieurs fois par jour par quatre infirmièr(e)s l'ont bien perçu. Que dire des légumes pour lesquels sans les travailleurs roumains ou marocains dans les champs, sans les ouvriers dans les usines de pâtes, même les plus riches auraient eu des difficultés pour se nourrir correctement.  Si ces métiers sont utiles et indispensables mais pénibles, ne doit-on pas les valoriser autant que les métiers dits intellectuels  ?

Ensuite, pourquoi imaginer une telle séparation des rôles entre les manuels et la population tertiarisée ? Le mahatma Gandhi tissait lui-même pour fabriquer ses propres vêtements. Si une personne aussi prestigieuse était capable de s'impliquer autant dans des activités concrètes c'était à la fois par philosophie personnelle mais aussi pour entraîner tout la société derrière lui et rendre l'Inde autonome. Quand un élu républicain pose la première pierre d'un bâtiment sur un chantier, il ou elle est habillé(e) en costume ou en tailleur et il ou elle part manger des petits fours à l'issue au lieu de travailler sur le chantier pour galvaniser les équipes et aussi prendre la mesure de se qui s'y passe et comment cela se passe. Travailler manuellement serait pour les élites tout autant une façon de faire bouger un corps trop peu sollicité que de prendre aussi conscience des conséquences des décisions prises dans les bureaux qu'ils soient des bureaux de banque, des bureaux d'étude ou des paillasses de laboratoire.

Enfin, si notre terre se réchauffe, c'est en partie parce que nous avons voulu mécaniser, automatiser tous les processus de production et de transport. Nous n'avons perçu que récemment que cela n'est plus viable. Il faut donc accepter un retour même partiel à une vie plus frugale, plus engagée physiquement et qui mette en valeur l'effort tout autant que l'intelligence des mains.

Appliqué à la vigne, on voit aussi tout une industrie qui développe toujours plus de machines pour rendre le travail manuel obsolète (taille, tri, vendanges, remontages) et l'arrivée de robots vise même à évacuer l'humain des parcelles. Cela finit par être absurde tout autant techniquement qu'économiquement. Toutes ces machines polluent à leur manière et concentrent encore plus la main d'oeuvre dans les villes tandis que les campagnes se vident alors que la logique serait plutôt de repeupler les espaces ruraux, d'y créer des activités et de conserver la qualité artisanale des produits conçus avec nos mains. La traction animale retrouve des adeptes, le maraîchage se pratique de plus en plus sur de petites parcelles. La viticulture est écartelée actuellement entre ces deux modèles, le gigantisme automatisé et la logique artisanale épaulée par la technique et la science oenologique. Les deux modèles cohabiteront sans doute.

Il faudra sans doute accompagner un retour en grâce du travail manuel par un long processus de modification des schémas mentaux au gré des évidences de plus en plus perceptibles des impasses de la société dite du progrès.

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